http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-337900,0.html Après l'été des intermittents, les artistes en quête de statut expriment leurs peurs LE MONDE | 13.10.03 | 14h38 • MIS A JOUR LE 13.10.03 | 14h22 Au Parc de La Villette, à Paris, deux rencontres permettent aux créateurs et aux intellectuels de débattre de leur place dans la cité et dans l'économie mondiale. "Au-dessus du volcan", tel était le sous-titre de la (longue) après-midi organisée et diffusée, samedi 11 octobre, par France-Culture. La crise des intermittents, l'été houleux avec ses annulations de festival en série, les grèves annoncées pour la semaine du 13 au 19 octobre par les coordinations et les syndicats du spectacle vivant et de l'audiovisuel, sont des signaux suffisamment forts pour que la radio ait prévu de lancer un débat sur le thème de "la place de l'artiste dans la cité aujourd'hui. " L'émission était enregistrée en public, au Cabaret sauvage, sous le chapiteau de toile planté à l'extrémité du parc de La Villette, non loin du Zénith. Pendant près de huit heures, une soixantaine d'intervenants, écrivains, libraires, chorégraphes, chanteurs, éditeurs, cinéastes, plasticiens, metteurs en scène, compositeurs, sociologues, politiques, fonctionnaires, se sont succédé autour des micros de France Culture, pour lire un texte, ou intervenir en groupe. Ils ont tenté de dresser un état des lieux de la culture, secteur par secteur : la musique, la culture face au marché, le cinéma, les arts plastiques, la régionalisation, le spectacle vivant, etc. Le village des créateurs et des intellectuels gaulois faisait front pour défendre l'exception culturelle française - pas un seul étranger n'avait été invité à cette fête de famille qui ressemblait fort à une veillée funèbre. Face à la montée de la mondialisation, de la marchandisation, des multinationales et du libéralisme sans rivage, la culture est, semble-t-il, entrée dans une sorte de spirale infernale. "L'art peut-il se qualifier uniquement en terme de rentabilité ?", demande Bruno Garcia du groupe Sergent Garcia. L'évolution des technologies, est, à quelques exceptions près, redoutée par tous. "Pour résister à l'hyperindustrialisation, il faut inventer des patrimoines nouveaux", indique Morvan Boury, directeur de la firme musicale Labels. Bernard Stiegler, directeur de l'Ircam, a brillamment lié "misère esthétique et misère politique." Le philosophe Edgar Morin interviendra par téléphone pour épingler "la rationalité glacée, arrivée par la technocratie." Bernard Latarjet, directeur du Parc et de la Grande Halle de La Villette, a rappelé "l'inextricable intrication" de l'art et du commerce. L'écrivain Lydie Salvayre a lu un texte intitulé Les artistes ne sont pas des poules mouillées. Le metteur en scène Georges Lavaudant a jeté un froid en déclarant : "On veut vanter l'intermittence, je ne suis pas sûr de ses bienfaits." L'infatigable sénateur communiste de la Seine-Saint-Denis Jack Ralite estime au contraire que "le statut de l'intermittence pourrait être un modèle". "LA PEUR QUI RASSEMBLE" Le lendemain, toujours à La Villette, mais au Zénith, on retrouvait d'ailleurs Jack Ralite, pour un rassemblement des Etats généraux de la culture qu'il a contribué à créer. La salle était pleine aux trois quarts. Il s'agit de se mobiliser pour la semaine d'action à venir et de défendre "l'exception culturelle dont on fait grand cas quand il s'agit de la parole de la France à l'étranger et peu de cas dans la pratique à l'intérieur de nos frontières", selon le maire d'Aubervilliers. L'orchestre de Bernard Dubas, l'Académie Fratellini, les centres chorégraphiques de La Rochelle et de Montpellier sont là pour ponctuer la soirée de mini spectacles. Les comédiens Hugues Quester, Dominique Blanc, Denis Podalydès lisent des textes d'auteurs dont l'un se termine par cette phrase : "Toute quête du sens est une quête de la liberté". Michel Tubiana de la Ligue des droits de l'homme dénonce "une démocratie restreinte, élitiste, qui exclut : une société à culture limitée est une société où les libertés sont précaires". Des comédiens dénoncent "une dégradation planifiée de la culture, une opération de libéralisation qui apparaît totalitaire, une marchandisation qui aboutit à un seul format, un seul sens, comme si nous étions à la fin de l'Histoire". Ils expriment la "peur que ce qu'il y a de commun à tous soit la peur". Peur du libéralisme, considéré comme "destructeur", du "libre marché -qui- attaque la culture", de l'OMC qui "concentre à elle seule les trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire". "La déréglementation mondiale affaiblit les lois et les souverainetés internationales. C'est le triomphe du contrat qui est l'expression d'un rapport de forces plus violent que jamais", estime une juriste. Le philosophe Jean-Luc Nancy ne parle pas de crise mais de rupture, d'une situation "en miettes, en ruines". Selon lui, "toute culture est en elle-même multiculturelle. Le geste de la culture est lui-même le geste de mêler. Il n'y a ni mélange pur, ni pureté intacte". La coordination des intermittents réclame l'ouverture de véritables négociations et appelle le secteur de l'audiovisuel à impulser "un électrochoc et dépasser ses contradictions. Nous devons passer de la peur qui isole à la peur qui rassemble". Dominique Le Guilledoux et Emmanuel de Roux • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.10.03 |