Libération,
Après coup
La précarité
Par Sorj CHALANDON
mardi 07 octobre 2003
Patrice Chéreau est tendu. Il est assis dans un fauteuil. Il écoute. A
sa gauche, Martine. Dans un fauteuil identique, tendue pareil et
tournée vers lui. Elle est intermittente du spectacle. Comme la
délégation que le réalisateur accepte de recevoir. Nous sommes à
Nantes, le 19 septembre (1).
Martine se penche. Voix forte. «Moi je suis capable de vous dire
combien je gagne par mois. Vous aussi ?» Chéreau hésite. «Le dernier
film, j'ai touché 200 000 francs.» «Par mois ! Votre salaire par mois
!» Il écarte les bras, regarde ailleurs. «Il n'est pas par mois. J'ai
dit : pour le dernier film.» Elle jette ses mains en l'air, on entend
le cliquetis de ses bracelets. «Vous avez un salaire annuel ? Vous
divisez par douze !» A ses amis. «Quelqu'un a une calculette ?» Un
rire. Elle attend. Il l'observe, voix lasse. «Mais je n'en sais rien...
Vous m'emmerdez.» «Non !» «Si, vous m'emmerdez là», coupe Chéreau.
«Vous savez ce qui vous emmerde ? C'est que vous avez en face de vous
quelqu'un qui vous dit qu'elle est précaire.» «Oui, je sais», murmure
le réalisateur. «Qu'elle va dans quelques mois devoir changer de
boulot...» «Ça, je ne le crois pas.» «Qu'elle a deux gosses, qu'elle
est pas au niveau de précarité qui est le vôtre.» Martine est peu à peu
sortie de son espace. Maintenant, elle est penchée en avant. Ses mains
s'agitent sur l'accoudoir de Chéreau. Elle s'emporte. «Moi, c'est une
vraie précarité. La vôtre, c'est faux ! Elle est fausse votre
précarité, monsieur Chéreau !» «Ne m'engueulez pas.» Il ne la quitte
plus des yeux. Elle fait des gestes amples. Elle parle haut. Elle
déclame. «C'est une précarité d'artiste !» «Ne m'engueulez pas.» «C'est
une précarité d'homme connu ! Mais ce n'est pas une précarité d'homme
et de femme de tous les jours.» «Je n'y peux rien», répond le
réalisateur. «Par contre, vous êtes capables de faire des déclarations
qui nous enfoncent !» «Ou de faire le petit soldat pour aider Aillagon
!», ajoute un homme. «Parce que je pense qu'il s'est plutôt bien
débrouillé», répond Chéreau. «Cela serait mille fois plus simple pour
moi si j'avais cru sincèrement que c'était la manoeuvre d'un ignoble
gouvernement de droite qui voulait enfoncer les gens. Mais je n'arrive
pas à croire ça. Voilà.» «Dans plusieurs années, ces paroles seront
encore citées, à moins que vous n'en ayez d'autres, maintenant», défie
un homme. Le micro se tend vers le réalisateur. Patrice Chéreau regarde
autour de lui, ferme brièvement les yeux, secoue négativement la tête
et garde le silence.
(1) C'était dimanche à 17 h 48, Ripostes sur France 5.
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