http://www.humanite.fr/journal/2003-09-29/2003-09-29-379680 Michael Batz : " Les pouvoirs n'écoutent pas les opprimés " Après sa création en mai et une représentation remarquée à la Fête de l'Humanité, la Femme fantôme est reprise. Dans une veine authentique, la pièce relate le calvaire et le mur administratif auquel se heurte, en Grande-Bretagne, une jeune demandeuse d'asile. Le metteur en scène écossais, Michaël Batz, évoque la troublante virtuosité de jeu de Nadège Beausson-Diagne, le sort des réfugiés dont on nous dit si peu, l'engagement, et la nécessité de sauver le régime de l'intermittence, précieux à la création française. Au fil du texte de Kay Adshead, la jeune femme, dans sa quête d'un asile, sombre dans un monologue très poétique la reliant à sa famille assassinée et à sa terre africaine. À ses mots s'entrechoquent les phrases figées, autoritaires et sarcastiques de l'administration, de la loi, et enfin des centres de détention anglais. Entre ces deux paroles, l'éloignement apparaît violemment inéluctable. Michael Batz. Oui, et cet écart est la réalité de tous les demandeurs d'asile. Ils sont confrontés à une langue sarcastique, bureaucratique, celle de la puissance, alors que leur propre langage est chargé de leur propre histoire et d'une émotion énorme. Je crains que ce violent contraste, leur quotidien, ne soit inéluctable : de plus en plus, les pouvoirs n'écoutent pas les opprimés. Quand Chirac s'adresse aux Français et utilise le mot " dialogue ", il s'agit déjà de propagande pure, alors... Le fossé radical, dans la Femme fantôme, entre le demandeur d'asile et les autres, j'ai essayé, avec la comédienne Nadège Beausson-Diagne, de le mettre en relief au biais d'incessantes ruptures : la jeune femme est plongée dans ses souvenirs, et une fraction de seconde plus tard, voilà Nadège en juge avide de coincer cette femme dans les contradictions de son récit. Un choc pour le spectateur qui n'est jamais dans une durée que toujours quelque chose vient " couper ". C'est la réalité brutale. Je ne voulais pas, en explorant la part poétique du texte, voiler la brutalité des autorités. Cela, tout en appréciant la présence des êtres de solidarité, tels Agnès, le voisin néerlandais, ou encore l'avocat Pennington qui, même inefficace, veut aider cette femme. Bref, sans recourir à la théâtralité, le jeu subtil et rapide de Nadège met en évidence la vérité du personnage, et permet de parcourir très vite ce qu'il y a entre elle et les autres. Et puis, il y a le bel éclairage de Julia Grand. Le réalisme de certains passages de la pièce et la véracité de son interprétation convoquent la culpabilité du spectateur. Il sait que ce qui lui est décrit correspond à la situation des réfugiés en Angleterre et ailleurs, mais il évite souvent de savoir. Cette pièce pourrait-elle esquisser son engagement ? Michael Batz. Je pense, oui, du fait de l'indéniable engagement politique du texte, et de la démarche militante de Kay. Cette pièce a du poids par ses accents de véracité, auprès de nombreux médias, de plus en plus consensuels. Le théâtre peut procurer des informations autant que des émotions. La vérité est toujours un élément qui provoque, réveille. La Femme fantôme peut donc réveiller l'engagement. Je crois aux pouvoirs de la Femme fantôme : la dialectique entre le politique et le poétique y est si forte qu'il n'est pas possible de rester indifférent, après. Je pense que beaucoup de spectateurs ignoraient la situation des demandeurs d'asiles et des camps de détention en Angleterre. Cette réalité ne leur est pas présentée, pas à la télévision en tout cas. De plus, le personnage de la pièce a été créé à partir de femmes qui ont existé. Kay Adshead a donné des mots aux gens qui en sont privés ; en soi, c'est déjà puissant. Enfin, la compagnie Yorick a tenu en mai dernier, au théâtre Gérard-Philipe, à s'adresser à des individus très différents : impliqués, ou ignorants la situation des réfugiés. et aux sans-papiers eux-mêmes, venus du département de Seine-Saint-Denis, ou encore de Calais ! À ceux, aussi, qui les encadrent dans les centres, et qui traitent chaque jour des dossiers similaires à celui de la jeune femme de la pièce. C'était très intéressant : certains ont avoué que pour être capable de continuer à travailler dans les centres, ils avaient développé une carapace qui s'est soudain fissurée en voyant la pièce ; quelques-uns sont sortis en larmes. Vendredi, vous avez invité le public à soutenir les intermittents, avant de dire votre fierté, en tant qu'Écossais, de travailler au pays de l'exception culturelle. Qu'aimeriez-vous ajouter à ce sujet ? Michael Batz. Loin d'être isolée, la situation des intermittents est liée à celle des enseignants, des cheminots, de la privatisation d'EDF-GDF, et aux menaces sur la Sécurité sociale. On peut aussi vérifier que le gouvernement français a un projet de société totalement " thatchériste ", que j'ai vécu. Au milieu des années quatre-vingt, à vingt-cinq ans, j'ai vu l'impact de cette politique sur tous les fronts : culturel, social. Et celui que nous appelons " Blairusconi " a poursuivi une politique néolibérale. Le régime de l'intermittence, j'en ai bénéficié deux ans et demi. Sans lui, je n'aurais pu créer la Femme fantôme : en dehors des répétitions, il a fallu, pendant presque un an, s'occuper de la production, de la traduction, et travailler en amont avec les artistes. Ce régime ne nous permet pas de rester sur notre cul, mais bien de travailler. Aujourd'hui, je pense possible la coalition entre les intermittents et les autres secteurs professionnels. Il faut réagir vite. Entretien réalisé par Aude Brédy Jusqu'au 10 octobre, au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis (93), 59, boulevard Jules-Guesde. Métro, Basilique-de-Saint-Denis. Du mercredi au samedi, à 20 h 30, le mardi à 19 h 30, et le dimanche à 16 heures. Réservation au 01 48 13 70 00. Ce soir, à 18 h 30, à l'Écran de Saint-Denis : projection du film de Stephen Frears, Dirty Pretty Things, suivi d'une rencontre avec Michael Batz. Article paru dans l'édition du 29 septembre 2003. |