http://www.humanite.fr/journal/2003-09-01/2003-09-01-377989
 Intermittents. Le partage du sensible en questions

Après un été de lutte, et à la veille de la journée du 4 septembre, la défense de leur régime apparaît comme inséparable de celle de la culture.

Une nouvelle journée de grève nationale est appelée jeudi prochain, à l'occasion de la réunion du Conseil national des professions du spectacle. Le mouvement des techniciens et artistes contre l'agrément donné à l'accord minoritaire sur leur régime d'assurance chômage aura ainsi duré tout l'été et continue. Les débats tenus notamment aux festivals de cinéma de Lussas et de théâtre de rue d'Aurillac ont mis au jour un questionnement liant la défense d'un régime digne de ce nom et les conditions de la création. Conseiller confédéral à la politique culturelle de la CGT, Jean-Pierre Burdin évoque quelques pistes de réflexion à la lumière de l'expérience en cours.

Malgré l'agrément donné par le gouvernement à l'accord du 26 juin sur l'assurance chômage des techniciens et artistes du spectacle et de l'audiovisuel, on constate que le mouvement des intermittents ne connaît pas de pause. Comment l'appréciez-vous ?

Jean-Pierre Burdin. Il a été rassembleur, tenace, déterminé. Il n'est pas éteint. Les formes qu'il a pu prendre ont été très diverses et décidées par les intéressés eux-mêmes. Cette diversité n'est pas division et tous combattent l'accord sur les annexes VIII et X. Les publics n'ont pas été hostiles, le plus souvent favorables même, parfois complices. Un nouveau rapport avec eux, et plus largement à la population, est apparu. Devant les gâchis provoqués par l'entêtement gouvernemental beaucoup de celles et de ceux qui ne vont pas au théâtre, par exemple, ont montré de l'inquiétude. Ce n'est pas rien de s'en prendre à la culture. On pressent que c'est s'attaquer aux possibilités même de " s'en sortir ", soi, les siens, la société tout entière. C'est un peu la même angoisse qui vous prend lorsqu'on voit brûler des livres. On se sent donc mobilisés et solidaires, surtout à la veille de la journée du 4 septembre. Ce sera un moment important, pour les intermittents, mais bien plus largement.

Certains ont parlé de " provocation " pour évoquer la signature de cet accord à la veille de la saison d'été des festivals en France. Deux mois plus tard, comment l'analysez-vous ?

Jean-Pierre Burdin. C'était moins une provocation qu'un réel calcul politique. Ils ont sans doute pensé pouvoir passer en force et sous-estimé la réaction des premiers concernés par l'accord, mais aussi celle de ceux qui fréquentent les festivals, et notamment Avignon. Ce sont les mêmes qui étaient en grève, avant l'été dans les lycées et collèges ou dans la rue pour défendre les retraites. L'agrément est aujourd'hui publié. Si on en reste là, les conséquences en seront lourdes, à long terme.

Quand on sait, comme l'indique la Fédération du spectacle, que 30 % des bénéficiaires du régime d'assurance chômage du secteur sont menacés, avec les inégalités que cela suppose d'une troupe ou d'une compagnie à l'autre sur tout le territoire, on ne peut qu'exiger de revenir sur ces accords et se battre pour des réformes qui consolident un système qui lie le régime interprofessionnel et les annexes des métiers du spectacle, de l'audiovisuel et du cinéma. Non seulement ce régime dit de l'intermittence est bon pour les salariés concernés, mais, sans constituer un modèle, il devrait donner de l'inspiration à tous ceux, qui, comme la CGT, veulent construire des garanties et des solidarités nouvelles là où sévit la précarité sauvage, là où le travail est sans droit. Il n'y a qu'Ernest-Antoine Seillière pour se plaindre de ce que les salariés paieraient pour les artistes. Pour ma part, je n'ai jamais entendu un salarié dire cela. Un artiste doit gagner sa vie et il revient à la société tout entière de faire vivre ce bien public qu'est la culture en élargissant l'offre, en favorisant la création et en résolvant la grande question toujours posée de l'élargissement des publics. Notre système où prédomine une politique publique adossée à un système de solidarité interprofessionnelle, dans le cadre de l'UNEDIC, peut le permettre.

La lutte des intermittents débouche sur un débat plus large, celui de la culture et des conditions de la création, que le gouvernement prend en compte à sa manière puisque sont annoncés un projet de loi sur le statut de l'artiste et un tour de France des régions sur ces questions. Quel constat posez-vous en la matière ?

Jean-Pierre Burdin. Partout nous sommes confrontés à un recul de la responsabilité publique. On a vu ce printemps comment ce gouvernement a traité l'archéologie au mépris de l'éthique et de la résistance opposée par les personnels. Dans les musées, la réforme en cours engage une sorte de mise en concurrence des établissements là où prévalait une péréquation des ressources. C'est comme si on voulait y introduire la logique de l'Audimat. Les musées devraient s'aligner sur les taux de fréquentation, " faire du chiffre " touristique. On est loin d'une logique de service publique. La décentralisation ? on devrait dire l'éclatement, est pensée dans le cadre d'un recul de l'État sans que des moyens équivalents soient donnés aux collectivités locales. Or une bonne décentralisation, celle qui s'attacherait à favoriser la rencontre de la création, des artistes et des populations, sur tous les territoires, ne peut se concevoir sans un État qui ait les moyens de la conduire. Prenons aussi la question du mécénat, il ne s'agit pas de refuser l'argent privé, mais il représente une telle force dans ce contexte que la responsabilité publique n'a plus les moyens de s'exercer. Dans un tel cadre, la culture ne tarde pas à devenir une marchandise, à être conçue pour faire de l'argent. C'est lui qui pilote.

Or la culture est un bien commun. On ne peut la penser comme une entité séparée du social, une bulle coupée du reste de la société où alors elle meurt. Vitez pensait même la Comédie-Française comme un lieu où ceux qui n'y vont pas participent, comme secrètement, du travail qui s'y exerce sur les corps et la langue. Une société, pour vivre, pour respirer, pour travailler, pour fêter a besoin de son imaginaire et de sa mémoire. C'est notre capacité de faire humanité qui peut s'appauvrir ou s'enrichir.

Quelles seraient les grandes lignes de la politique culturelle que la CGT entend promouvoir dans ce contexte ?

Jean-Pierre Burdin. Tous les publics cherchent, ont soif de rencontres. Un spectateur n'est jamais inactif, il effectue un mouvement, un transport. La multitude de festivals et d'événements, leurs succès, la diversité de leur histoire, de leurs formes, de leur nature, des projets qui les sous-tendent constituent une chance. Une vraie politique culturelle devrait s'appuyer sur cela, en mettant la création, l'artiste au cour. Elle devrait soutenir ce qui est le plus menacé aujourd'hui, à savoir les festivals de création. Il y a à promouvoir une responsabilité publique en matière de création, de prise de risque, et pas seulement de diffusion. La création n'est pas un enclos. Elle n'existe que confrontée à des publics. Je ne m'oppose à rien : ce qui marche, marche, et comprend de bonnes choses mais une politique culturelle se doit d'encourager les prises de risque que suppose tout acte de création. Or nous sommes face à des politiques frileuses qui se risquent déjà peu dans la création comme dans l'élargissement des publics. La lutte actuelle réveille de l'appétit chez les publics. C'est un acquis qu'il faut conforter. Les mouvements de la prochaine période pourront mieux intégrer l'exigence de la création, soutenir l'espace de totale liberté qu'elle cherche. C'est une grande responsabilité pour des organisations syndicales de faire grandir cette volonté comme une revendication commune. Cette question, sociale, c'est celle du partage du sensible qu'évoque Jacques Rancière. D'autres parlent, de fracture esthétique. Une partie de la population en voie d'anesthésie, ne vit plus d'expériences esthétiques revivifiées par la création. Elle est privée de moyens pour être. C'est alors comme un recroquevillement du sensible sur lui-même, sur " les valeurs sûres ". C'est alors comme un déclin du possible, de la raison, du commun.

Partager le sensible suppose de se confronter aux ouvres, de quelque nature qu'elles soient, ce qui demande du temps, du temps pour éprouver, trouver en soi de nouvelles émotions, se risquer. Un artiste comme Bernard Lubat prend en compte cette dimension du temps, lorsqu'il travaille sur le durable d'une rencontre avec un lieu, les populations qui l'habitent et le traversent. Il apparaît aussi le besoin de renouveler une réflexion politique sur les rapports monde du travail, culture.

Ce rôle du monde du travail se joue aussi au travers des comités d'entreprise...

Jean-Pierre Burdin. En Avignon, des organismes tels que la CCAS d'EDF-GDF ou des comités d'entreprise de cheminots ont manifesté leur solidarité. Plus largement, des comités d'entreprise ont signé en juillet une pétition soutenant la lutte des intermittents, sur la base du rôle culturel qu'ils exercent (outre ceux de la RATP, des cheminots, on note aussi, entre autres, la CCAS, le comité interentreprises Renault et Fonderie aluminium Cléon, le comité d'entreprise des chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire - NDLR). Ils ne sont donc pas insensibles à ce débat. On peut toujours dire qu'ils ne sont pas à la hauteur ou qu'ils sont inscrits dans la marchandisation Mais enfin on ne peut pas ne pas relier cela à l'évolution libérale de la société et à la manière dont elle traite le travail, au doute qu'elle sème sur sa valeur, aux violences sociales. Ne nous arrêtons pas en chemin, quand on dit que la politique est en crise c'est profond, c'est comme la foi en la possibilité de penser qui est atteinte. L'espérance en notre capacité à faire de l'objectif entre les hommes, de l'en-commun (tout à l'opposé du consensuel) où l'on peut accueillir la parole. Sur cette question du travail et de la culture toute ambition politique a été abandonnée. Certains comités d'entreprise, notamment ceux créés en 1945, ont encore un peu de moyens et peuvent avoir et ont, ils sont bien seuls, une réelle politique culturelle. La plupart gèrent la misère et corsetés dans des droits obsolètes sont conduits sur la pente du plus facile. Et pourtant beaucoup résistent, on en parle peu, ils sont discrets ! Enfin, beaucoup de salariés n'ont pas d'institution. Les théâtres eux-mêmes ont évolué. Les théâtres publics recourent de plus en plus aux institutions de billetterie de type FNAC. Une part de l'accompagnement nécessaire pour défendre une programmation à l'année, avec les risques que cela suppose, a ainsi disparu. Comment créer ou recréer les conditions d'une rencontre avec les ouvres, les populations des entreprises et les lieux de création situés sur une même aire ? Comment un lieu peut-il respirer avec sa population ? C'est un travail long et complexe. Cela exige des efforts.

Entretien réalisé par

Michel Guilloux