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Les intermittents concoctent une rentrée théâtrale
LE MONDE | 01.09.03 | 12h59
Après les annulations de festivals, les intermittents du spectacle cherchent à poursuivre la lutte contre la réforme de leur régime d'assurance-chômage. Dans le théâtre et la danse, de nombreux responsables s'associent aux coordinations, tout en essayant d'imaginer des formes d'action moins radicales.

"Dire que nous sommes solidaires des intermittents du spectacle est un mot faible : nous sommes AVEC eux" : la formule est de Frédéric Fisbach, jeune metteur en scène qui dirige le Studio-théâtre de Vitry-sur-Seine, en Seineet-Marne. Elle résume l'attitude de la plupart des responsables de structures publiques du spectacle vivant.  Mieux : elle donne le ton de la rentrée dans les théâtres : combative, engagée. Politique. Après l'annulation imprévisible autant qu'explosive d'un grand nombre de festivals d'été, après la colère, le désespoir, provoqués par la signature, le 27 juin, d'un nouveau protocole qui régit l'assurance-chômage des professions artistiques, chacun est conscient que l'enjeu est plus vaste. Qu'il concerne l'avenir de la création en France. Et qu'il y a urgence.

"La mobilisation reste totale", souligne Salvador Garcia, directeur de la Scène nationale d'Annecy (Haute-Savoie). Car ce nouveau protocole est mauvais". "Cet accord est inique, inutile et même assez illégal", renchérit Olivier Py, qui pilote le Centre dramatique national d'Orléans (Loiret) et dont la mise en scène du Soulier de satin, de Paul Claudel, doit être présentée au Théâtre de la Ville à Paris, à partir du 20 septembre. La CGT, qui conteste la validité du protocole, a fait part de son intention de saisir les juridictions compétentes.

Dès le 27 août, cette montée au créneau des responsables du théâtre public, dont beaucoup étaient restés très discrets cet été, s'est exprimée lors d'une assemblée générale du Syndeac, le syndicat national des entreprises artistiques et culturelles. Réunis au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis une grosse centaine (c'est-à-dire une bonne moitié) de ses adhérents a posé comme préalable à toute concertation - et donc à la tenue des "assises" qui doivent être lancées le 4 septembre par le ministère de la culture - que le protocole signé le 27 juin fasse l'objet d'un moratoire d'au moins 6 mois. Et s'est prononcé pour un "Valois de la culture" (la rue de Valois, à Paris, est l'adresse du ministère de la culture).

Directeurs de centres dramatiques, de centres chorégraphiques, de scènes nationales, de festivals ou de compagnies ont aussi fait savoir qu'ils entamaient un travail commun avec les coordinations d'intermittents pour élaborer une contre-réforme des annexes 8 et 10 du régime d'assurance-chômage, qu'ils appelaient à participer à la manifestation nationale du 4 septembre et à une journée d'action le 20 septembre, dans le cadre des Journées du patrimoine, sur le thème : "Culture, patrimoine en danger".

"IL FAUT RECONSTRUIRE"

Cette mobilisation s'accompagne pourtant d'une volonté de trouver des formes d'action moins radicales que les annulations de cet été. "Le conflit des intermittents, c'est un peu comme le communisme,exprime avec humour Jean-Michel Ribes, le directeur du Théâtre du Rond-Point, à Paris : à un moment, il fallait tout casser, il fallait faire tomber le mur de Berlin. Mais maintenant, il faut reconstruire, retrouver l'énergie et le désir ; et j'ai l'impression que la pulsion de mort a laissé place à une pulsion de vie..." Le Syndeac propose des cellules de concertation dans chaque théâtre, selon le modèle qui vient d'être inauguré, en août, au Festival d'Aurillac.

Paradoxalement, beaucoup de directeurs de théâtre, quelle qu'ait été la douleur causée par l'annulation des festivals, font preuve d'un enthousiasme inattendu. Même Alain Françon, le directeur du Théâtre de la Colline, à Paris, qui ne passe pas pour un optimiste déluré, voit dans le mouvement des intermittents "une chance" de repenser la vie artistique dans son ensemble. "Un théâtre public est un espace public", affirme Robert Cantarella, directeur du Centre dramatique national de Dijon. "Nous nous réservons néanmoins la possibilité de faire grève, voire de remettre notre démission au ministre de la culture", précisent Fisbach, Cantarella, Garcia, Py ou Françon. "Mais en dernier recours."

Parler d'une seule voix. Une préoccupation que l'on retrouve jusque dans le théâtre privé. Robert Hossein, à la tête du Théâtre Marigny, tout en rappelant qu'il est "un des plus gros employeurs d'intermittents du spectacle vivant", ne dit pas autre chose, qui en appelle, toujours aussi flamboyant, à "l'union de tous, privés comme subventionnés, parisiens et provinciaux, pour trouver une solution équitable fondée sur la justice, le partage, l'espoir, le droit de vivre en exerçant ce merveilleux métier".

Partager avec le public. Dans le milieu de la danse contemporaine, un chorégraphe comme Jean-Claude Gallotta, dont la compagnie est implantée à Grenoble (Isère), expérimentait avec succès, dès cet été, à Avignon, ce qu'il appelle "l'alterspectacle" : "On inscrit dans le spectacle lui-même une forme qui permet d'ouvrir la représentation à un échange avec le public afin qu'il comprenne ce qu'est un intermittent, en quoi consiste la réalité du travail de création, l'entraînement quotidien du danseur. Quand on associe le public, souvent réticent, il pose des questions, et la dynamique se crée, fructueuse"

Gallotta, fort joyeux, part pendant un mois planter un chapiteau dans les villages de l'Isère afin de continuer à tester la validité des "alterspectacles", "qui allient le politique et le poétique".

ARRÊT TOTAL OU GRÈVE DU ZÈLE

Régine Chopinot, sur tous les fronts des luttes de l'été, y compris à La Rochelle où son Ballet Atlantique est installé, accueille dans quelques jours, en vue d'une importante tournée, les danseurs vietnamiens de son spectacle Anh Mat. Elle aussi cherche une façon d'ajuster sa réponse : "Annuler un spectacle est une expérience hallucinante. Il ne faut pas que se banalise ce que j'ai vécu à Montpellier-Danse." Elle pense suspendre la représentation d'Ahn Mat après quarante minutes pour consacrer les vingt dernières minutes à rencontrer le public. "Les danseurs vietnamiens ne comprendraient pas que j'annule, affirme-t-elle, et je veux qu'ils soient forts pour achever de créer un centre chorégraphique à Hanoï, projet auquel le Ballet Atlantique participe depuis plusieurs années."

Deux positions se dessinent en cette veille de rentrée : soit ne pas jouer, à la seule condition que ce choix soit unanime. Avec l'organisation de grandes manifestations-phares, des opérations "rideaux baissés", afin de provoquer ce que Gallotta appelle "des grosses pannes de courant artistique". Soit, à l'inverse, faire des grèves du zèle, que les théâtres n'arrêtent pas de jouer, portes ouvertes, draînant ainsi un maximum de spectateurs, comme l'explique Karine Saporta, une des rares chorégraphes présentes au Syndeac, syndicat de gens de théâtre dans lequel la danse ne s'est jamais sentie représentée. Régine Chopinot en a claqué la porte. D'autres devraient suivre.

La chorégraphe de La Rochelle, pour son futur spectacle Warning hazardous Area (Attention, zone à risques), travaille sur l'idiotie en art, et, jamais à court de provocation positive, réfléchit à sa condition d'artiste autour du concept "Je ne suis plus à vendre, je ne suis plus à acheter".

Fabienne Darge et Dominique Frétard

L'inquiétude du théâtre privé :

Tout en se disant "attentif et à l'écoute des positions qui se sont exprimées" pendant le mouvement des intermittents, le Syndicat des directeurs de théâtres privés souligne, le 28 août, dans un communiqué l'importance du "pacte sacré qui lie le théâtre au public et la relation de confiance avec les spectateurs". "Les grèves répétées, ajoute-t-il, entament cette relation et fragilisent économiquement nos entreprises."

Frédéric Franck, codirecteur avec Stéphane Lissner du Théâtre de la Madeleine, fait valoir qu'il "ne peu-t- pas -se- sentir solidaire d'un mouvement qui conduit à la censure": "Je pense que l'accord préserve l'essentiel : le statut de l'intermittence. Et je crois que la cause des intermittents, profondément juste au départ, a été dévoyée. Dans le privé, nous sommes dans une économie fragile, nous nous battons pour faire exister des lieux de création : s'en prendre à nous, ce serait se tromper de cible."
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.09.03