TOUS INTERMITTENTS DU SPECTACLE !?


Texte paru dans la revue chimères n°30, 1997- http://www.revue-chimeres.org


« Une discontinuité n'est pas une interruption, encore moins un arrêt, elle est une continuation, une poursuite sur un mode imprévisible... Un intermittent est un travailleur discontinu... « En rompant la continuité, une discontinuité introduit de la liberté dans le déroulement d'un phénomène. » (Denis Guedj, mathématicien)


Les « artistes », les techniciens du spectacle et l'ensemble des travailleurs précaires des industries culturelles (du spectacle vivant à l'odieux-visuel) sont représentatifs de I¹évolution de l'organisation sociale du travail dans cette société. Tel est du moins le pari que nous faisons, l'hypothèse que nous voulons sou- mettre ici au débat. À l'heure de la levée en masse des travailleurs intermittents du spectacle contre les menaces qui pèsent sur leurs conditions de travail et de survie, nous souhaitons faire appel à l'intelligence collective, pour tenter de comprendre et d'exprimer le contenu général que porte le conflit actuel. Les travailleurs intermittents du spectacle sont 80 000 officiellement recensés, dont seuls 40 000 parviennent à ouvrir leurs droits. Ils disposent en majorité d'un revenu inférieur au Smic et constituent un véritable laboratoire de la précarité du travail comme de la distribution du revenu pour la masse, en constante expansion, des tra- vailleurs précaires : les formes du salaire social, c'est- à-dire de cette partie du salaire - qu'il soit différé, de remplacement ou complémentaire - qui ne dépend que très relativement du temps passé au service direct d'un employeur particulier. Pour comprendre les luttes en cours, il faut se souvenir qu'outre les intermittents officiels qui participent des industries culturelles - c'est-à-dire d'une branche de l'activité économique qui comporte environ 600 000 salariés - ce sont des foules de sous-salariés, RMIstes, objecteurs de conscience, bénévoles divers, intermittents récemment exclus par la nomenclature Unedic du secteur spectacle, etc., qui composent la force de travail exploitée dans cette branche d'activité.


Intermittence générale et formes particulières de salarisation


Travail par projet, alternance de périodes d'activité " Inde- pendante " et de périodes d'emploi officiel, précarité, entretien continuel de son propre savoir-faire, impliqua- ton subjective, production qui s'adresse aux affects, à la sensibilité et à l'intelligence... ces tendances ne sont pas une spécificité du " secteur " du spectacle. Elles tra- versent, avec des vitesses et des ampleurs variées, tous les secteurs de la production de richesses, marchandes et sociales, ou encore culturelles, puisque la culture se définit désormais comme la meilleure des marchandises possibles...


Ce qui était il n'y a pas si longtemps exceptionnel tend à devenir la règle. 80 % des embauches s'effectuent en CDD. La précarité du travail ou l'intermittence n'ont plus rien de marginal. Lorsque la fonction publique territoriale repose pour 10 % sur l'emploi de CES, quand l'éducation s¹appuie sur l'emploi de maîtres auxiliaires, de vacataires, de CES, d'étudiants à contrat bidon et de bénévoles (1), il devient urgent de saisir l'ampleur de ce phénomène, pour découvrir à quel point le travail et les garanties qui semblaient y être associées se sont transformés. Des secteurs centraux de la production sociale (2) repo- sent ainsi sur des activités socialement réglées constitutives d'un travail salarié qui fonctionne toujours davantage à la précarité de l'emploi et des conditions de survie. Il est temps d'observer en quoi l'intermittence, malgré les limites évidentes des garanties actuellement concé- dées, peut servir de modèle pour une masse croissante de salariés plongés dans l'insécurité sociale. N'est- ce pas d'ailleurs en raison du modèle qu'il représente que le statut de salarié intermittent est attaqué ?


Les intermittents ne sont pas des chomeurs. Les chomeurs sont-ils des intermittents ?


Immense majorité des chômeurs circule entre périodes d'emploi précaire (CDD, CES, missions, stages, travail indépendant ", etc.), périodes de formation et de recherche d'emploi. Ces travailleurs précaires entretiennent ainsi en permanence un marché du travail dont ils sont devue- nus des acteurs centraux. L¹intermittence est la tendance autour de laquelle se réorganise désormais l'ensemble du marché du travail. Or l'ancienne définition du chômeur, construite sur un modèle industriel, prévoyait seu- lement deux possibilités : salariés dans l'entreprise ou non.


Cette nouvelle réalité sociale et productive est identi- fiée par les professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l'audiovisuel. Réunis en assemblée générale le 16 décembre 1996 au TNP occupé à Lyon, ceux-ci, " par solidarité avec tous les salariés qui aujourd'hui travaillent avec le chômage (autres intermittents, saisonniers, inté- rimaires, "annexe 4", CDD ... ), demandent que soient appliqués à ces salariés les principes en ¦uvre dans les annexes 8 et 10 : annulation de l'allocation, 507 heures comme base horaire pour l'ouverture de droits²


Revenus et salaire, dissocier le revenue de l¹emploi


L¹ampleur des temps désormais alloués à la formation continue, officielle ou informelle, contribue partout à une dissolution de la frontière entre temps de vie et temps de travail. Cette mutation est parfaitement illustrée par l'exemple de l'ensemble des " professions intellectuelles " (archi- tectes, chercheurs, avocats, activités de conseil, journa- listes, photographes, etc.) (3). Il en est de même pour les jeunes qui sont maintenant majoritairement touchés par le chômage, le plus souvent non indemnisé, à un moment ou un autre de leur vie de salariés. Car de l'école au MacDo (et ses dix heures hebdomadaires payées au Smic horaire), il n'y a souvent qu'un pas, que le projet de " stage diplô- mant " risque de rendre de plus en plus impératif pour les scolarisés et de moins en moins coûteux pour les employeurs. Avec la reconversion massive du travail indus- triel, à I'¦uvre depuis maintenant une vingtaine d'années, avec les innombrables restructurations et leurs cortèges de plans sociaux, l'alternance de périodes d'emploi, de formation et de chômage tend à devenir la norme des comportements productifs. Seule la continuité d'un revenu dissocié de l'emploi en entreprise pourrait garantir la production du savoir-faire, le maintien et le développement des capacités de produire des salariés, en formation, au chômage ou dans l'emploi. Le statut de salarié des intermittents défendu par la lutte actuelle introduit une dissociation entre le revenu perçu et le travail effectué directement pour un employeur. Les intermittents montrent que le revenu perçu n'est pas seu- lement une assurance contre le manque momentané d'em- ploi, mais une rémunération qui rétribue les diverses acti- vités effectuées en dehors des périodes du travail employé.


Le plein emploi ne reviendra pas


il faudra bien abolir le chômage. Mais est-il possible de le faire par le recours au travail permanent ? Est ce d'ailleurs souhaitable, car, comme le disait une intermittente lors d'une AG, " l'intermittence peut aussi être un choix " ? La flexibilité du travail, l'intermittence de l'activité ne sont pas des conditions conjoncturelles et transitoires, mais au contraire des conditions structurelles. Le patronat et l'État - premier employeur de travailleurs précaires veulent pouvoir exploiter une force de travail mobile, poly- valente et formée, tout en se déchargeant au maximum sur l'individu et sa famille des coûts de la production et de la reproduction de la force de travail. Ce que divers auteurs en vogue (Méda, Boissonnat, Rifkin) désignent par les termes de " fin du salariat " ou de " fin du travail n'est rien d'autre qu'une modélisation normative et fonc- tionnelle de ces phénomènes concrets que les économistes qualifient de processus de désalarisation formelle. La question posée par cette nouvelle donne devient cen- trale: comment renverser au profit du plus grand nombre cette situation qui produit souffrance et désespoir ? Le statut des intermittents offre des pistes intéressantes car l'alternative à la précarité ne peut plus être recher- chée dans l'illusoire perspective d'une transformation de l'ensemble des travailleurs précaires en employés permanents. Pour abolir le chômage, il faudrait cher- cher comment garantir un revenu permanent, plutôt que de rêver d'un emploi permanent pour tous. L¹entreprise dans les conditions mondiales de concurrence ne reviendra jamais aux conditions d'emploi d'autrefois, l'histoire avance encore par ses mauvais côtés... Il faut trouver une stratégie offensive contre la précarité en exigeant la rémunération de la flexibilité même. La recomposition du salariat implique de contribuer à toutes les luttes pour la reconnaissance pleine et entière du caractère hautement productif de cette nouvelle forme du travail : l'intermittence. Les patrons, privés ou publics, veulent la constitution d'un régime spécial, d'une caisse particulière. Ils veulent exclure les intermittents du régime général de l'Unedic, donc du statut de salarié, pour réguler le secteur sur le modèle du travail " indépendant ". Ce n'est rien d'autre qu'un projet destiné à renforcer l'exploitation en généralisant la concurrence. L¹attaque contre l'une des seules formes de statut de salarié actuellement concédée aux travailleurs précaires est exemplaire de la volonté de lier à nouveau étroitement le revenu des travailleurs précaires à l'emploi. Idéologie du travail est bien, comme toujours, une arme aux intermittents tient ses promesses, il ne s'agira pas seulement de refuser le projet patronal actuel, mais de contribuer à la création d'un rapport de forces qui modifie les conditions de distribution du revenu pour l'ensemble des précaires. Face aux offensives patronales, la généralisation du salaire social à l'ensemble des producteurs de richesses peut former l'axe majeur d'une recompositon du salariat. Le statut des intermittents fournit un modèle d'organisation du travail qui réduit l'angoisse de l'argent (il n'y en aura jamais assez pour tout le monde mais ...) et réduit le chantage exercé par les employeurs. Modification du statut ? Il faudrait en tout cas ouvrir un large débat et ne pas se borner au statu quo. La barre des 507 heures exclut pratiquement la moitié des intermittents du statut, accroit la concurrence sur le marché du travail et pousse à la fraude, générant des rapports spécifiques de soumission aux employeurs. La connivence clientéliste avec un réseau d'employeurs est souvent de rigueur, que ce soit en raison de l'aspect aléatoire du calcul des heures (les répéti- tions vont-elles compter pour les heures Assedic ?) ou de la nécessité de dégotter des cachets fictifs afin de parvenir à la durée d'emploi couperet exigée par les Assedic. Ainsi les intermittents dépendent-ils fortement de leur salariant. Le système d'indemnisation est aussi une forme occulte de financement aux entreprises. AB Production, la bdite qui fabrique " Hélène et les garçons ", a été cotée en bourse à Wall Street en exploitant le travail des inter- intermittents et donc le statut qui permet l'existence même de ce type de main-d¦uvre. Il faudra que le futur sta- tut de salarié soit une reconnaissance de l'activité des intermittents et non une possibilité pour les entreprises d'exploiter la précarité.


La culture et le capitalisme mondial


La culture doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle moteur dans le développement de l'économie qui fut celui de l'automobile dans la première moitié et des chemins de fer dans la seconde moitié du siècle pré- cédent ", écrivait Gilles Deleuze. Les intermittents produisent de la richesse. lis sont même au c¦ur de ce secteur qu'aux USA on commence à appeler " écono- mie de l'information " et qui comprend l'informatique, l'industrie culturelle et la télématique (4). Le software (le contenu " culturel ") qui fait tourner toutes ces machines électroniques et numériques est l'élément stratégique de cette industrie. Les intermittents du spectacle constituent la partie la plus mobile, productive et innovante de l'industrie culturelle (400 000 emplois en France) qui va à son tour être complètement intégrée à cette nouvelle dimension de l'économie mondiale. La tendance de l'économie à devenir une économie des services est particulièrement visible dans l'économie de l'information (5), ce produit qui transforme le consomateur en public. Le paradigme esthétique de " production du public " est assume et détourné par les compagnies multinationales de communication et de production culturelle. Les enjeux de cette lutte vont bien au-delà de la " culture en crise car elle inclut directement les " artistes " là où d'habi- tude ils ont du malà se concevoir : dans le rapport entre création et formes collectives de production, diffusion et circulation. C'est parce que leur statut actuel constitue poten- tiellement un modèle pour l'ensemble des travailleurs précaires que les employeurs veulent isoler les inter- intermittents du régime général de l'Unedic. Il s¹agit de prévenir toute contamination. Que cela se produise à l'heure où les associations de chômeurs et de précaires, les mouvements de lutte contre le chômage se mobilisent contre la convention Une- dic (dégressivité des allocs, un chômeur sur deux sans allocation chômage, des excédents financiers que les partenaires sociaux, sous couvert d"' acti- vation des dépenses ", offrent aux employeurs comme autant de subventions supplémentaires à i'exploitation, etc.) représente l'opportunité d'une jonction, qui, à l'instar du mouvement de mars 94 contre le Smic jeune/CIP, commence à poser clairement une question qui pourrait se formuler ainsi : comment la quatrième puissance économique du monde, comment un pays dont la Constitution sti- pule que la société doit à chacun de ses membres des " moyens convenables d'existence " peut-il sor- tir par le haut de la crise de son système de régu- lation ?


- Laurent Guilloteau, AC! - Maurizio lazzarato, Multitudes - Yves Pagès, écrivain


NOTES


1. Individuels ou associatifs, incités à entreprendre, à leurs frais pour l'essentiel, des campagnes locales contre l'illettrisme ou l'échec sco- laire, voire de volontaires pour le service Cdi.


2. Spectacle, communication, éducation, confection, bâtiment, agri- culture (connaissez-vous l'infâme statut actuel des saisonniers ?), m tourisme, hôtellerie, restauration, commerce - et spécialement la grande distribution avec ses masses de salariées sous-payées et flexibles - recherche, etc,


3. Dans tous ces secteurs se développent des formes de travail pré- caire et une hiérarchisation de plus en plus inégalitaire des salaires et des conditions de vie.


4. Selon l'Observatoire mondial des systèmes de communication, l'ensemble des industries de l'information (audiovisuel, inforrna- tique, télécommunication) représentera 6,3 % du PIB mondial en l'an 2000 (il représente aujourd'hui 5,7 % de ce PIB, soit l'équiva- lent du marché mondial automobile). Selon le Worid Télécommunications Développement Report de l'année 1995, Il le secteur de l'infocommunicatfon (ensemble des télécommunica- tions, de l'informatique et de l'audiovisuel) croît à un taux presque double de celui du reste de l'économie² 5. Il faut aussi remarquer que la valeur ajoutée dans le secteur n'est pas produite en priorité par les industries de production d'équipements, mais par la production et la gestions de services. Actuellement, par exemple, le marché des équipements de télé- communications totalise 0,39 % du PIS mondial et le marché des services 1, 83 %, soit au total 2,22 9É Donc plus des 314 de la pro- duction sont assurés par les services.