http://lecourrier.programmers.ch/modules.php?op=modload&name=NewsPaper&file=article&sid=2725&mode=thread&order=0&thold=0

Artistes au chômage: entre choix et nécessité

   ANNE PITTELOUD  

Paru le Samedi 20 Septembre 2003


.
INTERMITTENTS - Alors que le débat sur le statut des intermittents du spectacle fait rage en France, la Suisse peine encore à reconnaître la spécificité et l'importance des métiers artistiques. Le point avec des artistes, le Syndicat suisse romand du spectacle et le directeur de la Haute école de théâtre de Suisse romande.

La crise des intermittents du spectacle en France et l'annulation de l'incontournable Festival d'Avignon ont fait couler beaucoup d'encre cet été. Tandis que la lutte des intermittents français reprend de plus belle avec la rentrée, c'est le statut même des artistes et de la culture en général qui se voit questionné. Deux visions s'opposent. D'un côté, ceux qui considèrent que les «métiers du spectacle» n'ont pas à être financés par le chômage dénoncent les abus et s'inquiètent du déficit des assurances sociales. De l'autre, ceux qui se battent depuis des années pour que la particularité de ces métiers, par essence «intermittents», soit reconnue et que les artistes puissent en vivre. En dehors de la spécificité française et des chiffres avancés, qui diffèrent selon les interlocuteurs, surgit la question de la place donnée aux artistes dans nos sociétés. Un débat qui concerne aussi la Suisse.


DÉNOMINATIONS

La crise des intermittents en France rejaillit sur notre pays, selon Yves Beaunesne, directeur de la Haute école de théâtre de Suisse romande (HESTSR) qui vit actuellement sa première rentrée à Lausanne. Et la Suisse «fait piètre figure à côté des Français ou des Belges», regrette-t-il. Car le statut d'intermittent n'existe pas en Suisse, même si l'on a emprunté le terme à nos voisins. La dernière révision de la loi sur le chômage (LACI), entrée en vigueur en juillet 2003, ne donne toujours pas de nom précis aux artisans du spectacle1. Ceux-ci sont inscrits au chômage et leurs contrats, à durée déterminée, considérés comme des gains intermédiaires. La LACI a pourtant fait un pas dans leur direction dans une nouvelle ordonnance: leur période de cotisation compte double durant les 30 premiers jours du contrat. Ils pourront ainsi justifier plus facilement des 12 mois de cotisations nécessaires à l'ouverture d'un nouveau délai-cadre de deux ans.


UNE LOI ENCORE INADAPTÉE

Mais certaines particularités de ces métiers sont toujours ignorées. Ainsi, pour calculer les jours cotisés, la caisse de chômage prend en compte les jours ouvrables uniquement: les samedis et dimanches travaillés passent tout simplement à la trappe. Le musicien genevois Marc-André Oberholzer en a fait l'amère expérience. Alors qu'il comptabilisait 275 jours travaillés, soit plus que les 260 jours d'une année ouvrable «légale», il s'est vu refuser le droit à un nouveau délai-cadre. «Je n'avais jamais eu de problème auparavant, car ces jours non comptés étaient compensés par les indemnités vacances converties en temps de travail.» Mais cette conversion est annulée début 2002 – alors qu'il a déposé sa demande en décembre 2001. Il fera recours au Tribunal fédéral, sans succès. «Quelqu'un qui travaille un jour par semaine pendant douze mois a droit au chômage, ce qui est très bien. Mais la loi valorise ainsi la longueur d'un rapport de travail, ce qui est inadapté à la situation des intermittents», déplore le musicien.
Enfin, la manière de calculer le gain assuré reste encore défavorable aux intermittents. Un jour travaillé sur un mois compte comme le salaire d'un mois entier, ce qui fait baisser le revenu mensuel moyen et donc le montant des indemnités chômage.


QUELLE ALTERNATIVE?

Ces exemples de chicaneries administratives trahissent une certaine vision des artistes, selon Marc-André Oberholzer: «En Suisse, nous sommes souvent perçus comme des flemmards qui refusent de travailler à plein temps, alors que le temps passé à effectuer des prestations rémunérées ne représente que la pointe d'un iceberg d'innombrables heures de travail de préparation non rémunéré.»
Mais pourquoi est-ce à l'assurance chômage qu'incombe la tâche de financer, indirectement, la politique culturelle? Si cette situation n'est pas idéale, «aucune autre alternative n'est proposée pour l'instant», remarque Sophie Gardaz, présidente du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS) et comédienne. Pour Yves Beaunesne, le chômage est même «le seul moyen proposé qui permette de répartir un effort national équitablement, et reconnaisse l'importance de l'acte artistique de façon impartiale. Une enveloppe budgétaire à répartir au cas par cas serait inéquitable.» N'empêche que l'étiquette de «chômeurs» qui colle à ces professions reste péjorative, et entrave peut-être une pleine reconnaissance de leur statut.


COULISSES DE LA CRÉATION

Pourtant, loin d'être un «purgatoire» en attente d'un travail, ces périodes chômées sont une partie intrinsèque du métier, comme le relève aussi le directeur de la HESTSR Yves Beaunesne: «Pour créer et penser, il est nécessaire de pouvoir s'arrêter. Il y a une permanence du travail de création, et seulement la part visible de ce travail est de l'intermittence», explique-t-il. «Il s'agit d'articuler le temps de la production et le temps de la pensée, car les deux sont liés et nécessaires. C'est ce hors champ de la création qui permet des gestes artistiques forts.» Le comédien genevois Vincent Aubert confirme l'importance de ces respirations pour le travail de création: «Avoir droit au chômage permet de continuer à imaginer, sans avoir besoin de faire un autre métier à côté.»
En Suisse romande, nombre de jeunes comédiens et techniciens du spectacle sont pourtant contraints de chercher un travail alimentaire entre deux contrats. Le danger est qu'ils en reviennent vidés, selon Yves Beaunesne: «Si les coulisses disparaissent, la scène s'éteint.» Et de rappeler que l'on a longtemps reproché à l'art d'être un luxe réservé aux bourgeois. Si le statut d'intermittent est mis en péril, «ces métiers ne seront plus accessibles aux classes populaires». Un autre risque serait, selon lui, de voir se réduire la diversité des événements culturels proposés. «C'est évident. On aura 100 spectacles au lieu de 10 000. Certains tourneront pendant cinq à dix ans à travers l'Europe, comme Cats ou Notre-Dame-de-Paris. Les tourneurs se développent déjà de plus en plus. Le grand danger est que le théâtre ressemble aux produits télévisuels.»

Note :
1La LACI reconnaît des professions dans lesquelles «les changements d'employeurs sont fréquents ou les rapports de service de durée limitée» (art.11), et précise dans une ordonnance (art.8) que cela concerne les musiciens, les acteurs, les artistes, les techniciens du film, les journalistes et les collaborateurs artistiques de radio, télévision et cinéma.

article
Moins de comédiens: une solution?
ANNE PITTELOUD
En Suisse romande, pour limiter le nombre de comédiens au chômage, la nouvelle Haute école de théâtre de Suisse romande (HESTSR) de Lausanne a décidé d'en former moins. Dans l'intention de «professionnaliser le métier de comédien» et de mieux faire le lien entre formation et emploi, l'école prévoit notamment deux promotions tous les trois ans, de quinze élèves seulement. En 2013, elle aura formé 60 comédiens au maximum, alors qu'en dix ans, les conservatoires de Genève et Lausanne en ont lancé entre 100 et 150 chacun. Cette politique fait écho à la déclaration du metteur en scène allemand Matthias Langhoff, qui s'exprime dans Positions, la nouvelle revue en ligne des éditions Actes Sud1: «Les responsabilités vis-à-vis des gens à qui on promet des emplois créatifs sont accablantes. Dans les facultés, les universités, la section théâtre est celle qui a le plus de succès.»
Mais réduire le nombre d'élèves est «une erreur dramatique», dénonce Sophie Gardaz, présidente du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS) et comédienne, qui fait partie du conseil de fondation de la HESTSR. «Ces quinze personnes tous les deux ans ne vont pas toutes travailler en Suisse. Il y aura une pénurie de comédiens bien formés. C'est un faux calcul.» Sophie Gardaz se dit inquiète des conséquences qu'aurait une telle pénurie sur l'offre culturelle: «Ce n'est pas en limitant l'accès à la profession qu'on augmente la qualité. Au contraire. Il y aura de plus en plus de cours privés, chers, et de comédiens formés sur le tas d'une manière non professionnelle. Il n'y aura pas moins de spectacles, mais ils seront de moins bonne qualité.» Par ailleurs, diminuer le nombre de comédiens ne tient pas compte de la réalité du métier: «Les théâtres doivent avoir le choix, donc un vivier important de comédiens à disposition. Il y a donc forcément des gens qui attendent.» APd _________________________

UN FILM-TRACT POUR COMPRENDRE LA PROFESSION

Paroles d'intermittents, un film-documentaire sur les conditions de vie des intermittents, leurs interrogations et les conséquences du projet de réforme de leur régime d'assurance-chômage a été tourné cet été en Bretagne, pour sensibiliser élus et grand public à une profession très hétérogène qui refuse d'être considérée comme privilégiée. «Ce n'est pas un film léché, c'est une parole brute, différente de celle que l'on voit de manière trop souvent saucissonnée dans les médias», explique Brigitte Chevet, présidente de l'Arbre (Association des auteurs et réalisateurs de Bretagne), à laquelle appartient le réalisateur du documentaire, Philippe Baron.
Initié au début de l'année 2003 par des comédiens et techniciens de l'association Actions (qui regroupe plusieurs centaines de comédiens et techniciens de l'audiovisuel et du spectacle vivant) pour évoquer les conditions de vie d'intermittents de la région, le film a été «rattrapé par l'actualité», ajoute Christian Huteau, monteur du film. Sur l'écran se succèdent 35 comédiens, réalisateurs, preneurs de son, musiciens, costumières, régisseurs, monteurs, ou encore danseurs qui expliquent tour à tour leur métier, leurs espoirs, leur précarité et leurs inquiétudes après l'accord du 26 juin qui modifie leur régime d'assurance-chômage.


TÉMOIGNAGES DE LA PRÉCARITÉ

Interrogé sur son temps de travail, Laurent, auteur-réalisateur, explique qu'il fait «plus de 60 heures par semaine», mais qu'il a réussi «tant bien que mal» à déclarer les 507 heures nécessaires pour rester inscrit au chômage. «Je travaille 360 jours par an, pour pouvoir déclarer 507 heures», ajoute un collègue, qui évoque son «boulot-passion» et les «projets qui demandent énormément de temps de préparation, non rémunéré». «Très souvent, les répétitions ne sont pas payées, et seuls sont pris en compte les jours de représentation», ajoute Catherine, comédienne.
Les témoignages s'enchaînent, revenant sur un régime que tous reconnaissent comme imparfait mais nécessaire. «Il me laisse une certaine aisance mentale», explique Agathe, décoratrice. «On a un besoin de sécurité. Un système de ce style nous donne la sécurité qui va compenser le caractère aléatoire de nos métiers», ajoute Nathalie, réalisatrice, tandis qu'une costumière explique que le régime d'intermittent lui «assure une qualité de vie décente toute l'année».«Ce système d'assurance chômage est le premier moyen de subvention de la culture», déplore Brigitte Chevet, réalisatrice de documentaires. «Vous savez, on n'est jamais fier de pointer au chômage, alors qu'on a travaillé tout le mois», ajoute-t-elle.
D'une durée de 45 minutes, le film sera envoyé aux employeurs du secteur ainsi qu'aux élus de Bretagne. Il sera également diffusé dans tous les lieux de spectacles qui le souhaiteront, afin de faire découvrir au grand public «un quotidien souvent méconnu», explique Corto Fajal, de l'association Arbre. «On a un régime commun qui nous lie, mais pas les mêmes métiers. Plus d'une centaine de professions sont recensées» dans l'intermittence, ajoute-t-il. «Les gens ont en tête le mythe de l'intermittent privilégié, mais c'est surtout un métier caractérisé par la précarité», souligne Christian Huteau. AP

Note :
Paroles d'intermittents, disponible chez Actions, à Rennes.
Rens: % 00332 99 36 09 64.