BARRY LANDO Propos recueillis par Eric Maurice “Les stars du 'New York Times' sont hors de contrôle” Courant mars, un chroniqueur du "New York Times" a accusé la France d'avoir livré à l'Irak un produit utilisé dans les combustibles de missiles. Barry Lando, ancien journaliste de "Time" et du magazine "60 minutes" de CBS, a prouvé que ces accusations étaient mensongères. Une contre-enquête que ni "The New York Times" ni l'"International Herald Tribune" n'ont accepté de publier. L'occasion pour Barry Lando d'analyser et de critiquer le fonctionnement des médias américains. (11 avril 2003) Le 13 puis le 20 mars, William Safire, chroniqueur à "The New York Times", a accusé la France d'avoir participé à la vente à l'Irak d'un produit utilisé dans les combustibles de missiles. Pourquoi avez-vous fait une contre-enquête sur ces accusations ? William Safire a prétendu qu'en août 2002, une société française, CIS, aurait servi d'intermédiaire à une société chinoise, Qilo, pour une vente transitant par la Syrie. Mais les informations qu'il publiait dans son premier article ne me semblaient pas correctes. Dans ce cas-là, je fais toujours une contre-enquête. J'ai contacté Jean-Pierre Pertriaux, le président de CIS accusé d'avoir été l'intermédiaire dans cette affaire. Il a été très ouvert et a avoué qu'il avait essayé de vendre ce produit à l'Irak. Il m'a aussi montré les e-mails dont Safire cite des extraits dans ces articles. Lus dans leur entier, ces mails montrent que la transaction n'a finalement pas eu lieu. Les citations extirpées n'ont pas de sens, elles sont incohérentes. J'ai également eu des renseignements d'un proche du gouvernement français, qui m'a avoué que Paris avait été contacté en juillet 2002 par le département d'Etat et les services de renseignement américains. Les autorités françaises ont tout de suite enquêté sur CIS. Et en août 2002, après une communication entre CIS et la société chinoise, montrant qu'il y avait effectivement une vente en cours, elles ont dissuadé Jean-Pierre Pertriaux de conclure la vente. Avec tous ces éléments, j'ai alors adressé un article aux pages éditoriales de "The New York Times" et de l'"International Herald Tribune", qui avaient publié l'article de Safire, disant : "Safire a tort pour telles et telles raisons." "The New York Times" m'a répondu qu'il ne publie pas ce genre de réponse parce qu'on ne critique pas ses propres vedettes. Et le lendemain, Safire a publié un deuxième article, écrit dans la même veine, critiquant de manière insultante Chirac qui avait nié ses premières accusations, et traitant les services de renseignement français d'inspecteurs Clouzot. J'analyse les médias depuis trente ans et c'est la première fois que je comprends que les stars du "New York Times" sont hors de contrôle. Les enquêteurs de la rédaction doivent suivre des règles très strictes. Les chroniqueurs, eux, ne sont pas soumis à ces règles et pourtant leur parole a beaucoup de poids. Les deux articles de Safire ont été beaucoup repris sur Internet, et comme ils sont parus dans "The New York Times", un journal de référence mondiale, leurs informations sont présentées comme vérifiées et incontestables. Or, ce n'est pas du tout le cas. D'où peut provenir cette information ? Ce genre de manipulation est-il fréquent ? Les informations concernant ce projet de vente de produits à l'Irak et les e-mails cités par Safire proviennent sûrement d'une agence de renseignement américaine comme la CIA ou la NSA. Mais il est difficile de savoir qui les a transmis. Elles peuvent aussi bien venir de l'intérieur de l'administration que du Congrès. Ce qui est probable, c'est que la CIA, ou un autre service, a informé la Maison-Blanche, ce qui est normal, de cette vente entreprise par CIS et Qilo. La Maison-Blanche n'a pas dû en tirer de conclusion, mais quelqu'un a pu prendre ces e-mails et voulu les rendre publics par l'intermédiaire de Safire. Il ne s'agit pas d'une attaque des services contre la France, mais d'une man?uvre d'un ou deux individus qui veulent faire passer leur point de vue auprès du public. On publie simplement une information à partir de laquelle la CIA n'a pas tiré de conclusion. Cela ne s'inscrit pas dans le cadre d'une lutte d'influence au sein de la Maison-Blanche, cela sert un point de vue particulier. Les auteurs de cette manipulation le font très sincèrement. Cela est courant à Washington. Pourquoi passer par William Safire ? Safire est à "The New York Times" depuis longtemps et il a beaucoup d'influence. Il est très ami avec le vice-président Dick Cheney. Il a écrit les discours de Nixon, ses idées conservatrices et pro-israéliennes sont connues. Mais je m'étonne qu'il puisse continuer en toute impunité à écrire des articles "bidonnés". Après les attentats du 11 septembre déjà, il a été l'un de ceux qui ont lancé la rumeur d'une rencontre à Prague entre Mohammed Atta, le chef des pirates de l'air, et des espions irakiens [NDLR : créant ainsi artificiellement un lien entre Al Qaida et Saddam Hussein que l'administration Bush cherchait désespérément à établir]. Mais de vrais enquêteurs, ainsi que le président tchèque Vaclav Havel lui-même, ont démenti ces affirmations. Aujourd'hui, Safire lance de nouvelles rumeurs, comme celle de prétendre que des Français aide l'Irak à se procurer des armes interdites, ce qui est grave car cela donne des arguments à ceux qui veulent lancer une guerre. Comment analysez-vous le traitement de la crise irakienne par les médias américains ? "The New York Times" et "The Washington Post" ont publié des éditoriaux plutôt favorables à la guerre, mais les opinions dans les médias ont été assez variées. Le problème est que toutes les questions concernant cette crise irakienne se mêlent au patriotisme ambiant, nuisant à la circulation d'une information sereine et équilibrée. Peter Arnett s'est fait virer par NBC alors qu'en critiquant la stratégie américaine, il n'en a pas dit plus qu'un autre. L'autre problème important est qu'on accepte désormais des arguments basés sur des faits qui n'ont pas eu lieu. Par exemple, on dit aujourd'hui que Saddam Hussein a chassé les inspecteurs de l'ONU en 1998, alors que ces derniers ont quitté l'Irak parce que les Etats-Unis allaient bombarder le pays. On oublie également l'alliance entre l'Irak et les Etats-Unis dans les années 80. On critique la Syrie ou la Russie pour avoir fourni des armes à Saddam, mais on oublie qu'une grande partie du matériel militaire que possédait l'Irak provenait des Etats-Unis, d'Allemagne, de France et de Grande-Bretagne. Quand Saddam a gazé les Kurdes en 1988, il était un allié des Etats-Unis, qui lui ont ensuite vendu des hélicoptères et des bombes à fragmentation. Les événements passent et on les oublie. On oublie le passé, on oublie l'Histoire et on accepte les déclarations d'aujourd'hui. Et cela ne tient pas aux circonstances particulières de l'après-11 septembre. L'autre jour, une jeune journaliste de "CNN" racontait que la Corée du Nord était capable, ou serait bientôt capable, de fabriquer une bombe atomique. Lorsque le présentateur lui a demandé pourquoi l'Irak était plus dangereux que la Corée, elle a répondu que contrairement à l'Irak, la Corée du Nord n'a jamais attaqué l'un de ses voisins. Oubliée, la guerre de Corée ! On a affaire à un manque général de culture. On s'en prend à la France qui a refusé la guerre en Irak. Mais on oublie qu'en 1995, c'est Chirac qui a poussé Clinton à intervenir en Bosnie pour faire cesser la guerre. Au moment où le personnel de l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran fut pris en otage, je me suis rendu compte que les Américains ne connaissaient pas l'histoire des relations entre leur pays et l'Iran. J'ai monté un sujet d'une demi-heure pour essayer d'expliquer pourquoi les Iraniens nous en voulaient. J'ai notamment rappelé les liens qui avaient existé entre la CIA et le chah. Le président Carter en personne a appelé la direction de "CBS" pour que mon reportage ne soit pas diffusé, pour ne pas mettre son administration en difficulté dans les négociations. Le reportage est passé. Aujourd'hui, il serait plus difficile de ne pas céder aux pressions du pouvoir. |