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Extrait de COURRIEL D'INFORMATION ATTAC (n°475) du 30 juin 2004

Histoire de la fabrication de la dette de l'Argentine
(par Denise Mendez, membre de la Commission internationale d'Attac France)

L'historien argentin Norberto Galasso vient de publier un historique de la dette externe argentine où est décrypté le rôle de personnages clés dans les rapports économiques internationaux.

À titre d'exemple proche dans l'histoire il évoque le rôle du Cabinet de conseil Guillermo Walter Klein qui était à la veille du coup d'État de 1976 fondé de pouvoir de 2 banques étrangères, puis lorsque Klein devint conseiller spécial du ministre de l'Économie de la dictature Jose Martinez de la Hoz, son cabinet devint le représentant de 20 banques étrangères. À partir de cette position, il effectuait des emprunts pour le pays auprès des banques qu'il représentait. Comme observe Norberto Galasso "ce fut l'une des nombreuses fois où gouvernant et prêteur furent assis du même côté de la table où l'on négociait les affaires du pays". C'est également dans le cabinet de Klein-Mayral que travaillaient les fils de Mariano Grondona et de Martinez de la Hoz qui en 1985 "s'enfuirent du pays en emportant des valises pleines de documents qui prouvaient le caractère illégitime de la dette".

L'ouvrage de Galasso montre à travers des études de cas que le mécanisme de la dette opère selon un modèle par lequel les personnages essentiels dans la prise de décision d'endettement au nom de l'Etat sont également les employés des créanciers. "Daniel Marx qui fut négociateur de la dette sous les gouvernements de Alfonsin, Menem et De la Rua était aussi associé de Nicholas Brady. (Brady qui était secrétaire au Trésor des États-Unis est l'auteur d'un plan de restructuration de la dette des pays d'Amérique Latine qui fut applaudi par Menem).

Galasso fait un retour sur l'historique de la dette argentine pour montrer qu'elle est un instrument de domination du créancier sur l'emprunteur qui commence dès l'indépendance au début du XIX ème siècle avec l'emprunt de l'Argentine à l'Angleterre.

En 1824, la Province de Buenos Aires emprunte à la Baring Brothers avec la caution du premier ministre britannique Canning (il en est de même pour la plupart des pays latino américains devenus indépendants de l'Espagne). En même temps l'Angleterre signe des traités commerciaux avec ces pays qui accordent des privilèges à l'installation des commerçants britanniques. Curieusement, on trouve en compagnie d'un commerçant argentin fais ant des affaires avec les anglais un dénommé Felix Castro. Le montant de l'emprunt était de 1 million de livres, mais la somme qui parvint effectivement à Buenos Aires fut de 140 000 livres. On avait prélevé 150 000 livres au titre d'assurance pour le risque-pays, 150 000 disparurent en pots de vin partagés entre la Baring et les négociateurs de Buenos Aires. La banque Baring préleva par anticipation 2 années d'intérêts sur la dette plus 1% d'amortissement du capital soit 130 000 livres. La somme de 400 000 livres resta à Londres au titre de royalties que des commerçants britanniques installés à Buenos Aires versaient à leur maison-mère.

L'Argentine cessa le remboursement de la dette au bout de 3 ans et demeura en défaut jusqu'en 1857. A cette date entre en scène Norberto de la Riestra il accepte le calcul des intérêts échus de la dette qui passe ainsi à 2,5 millions de livres (pour une somme réellement versée de 140 000 livres). En 1862, le gouvernement de Bartolomé Mitre accepte que la dette de la province de Buenos Aires devienne dette de la nation. Pour la guerre du Paraguay, il emprunte à la Baring la somme de 2,5 millions, mais du fait des prélèvements effectués à Londres au titre de commissions et d'assurance "risque-pays", l'Argentine ne reçoit que 1,9 millions de livres.

Le président Sarmiento qui succède à Mitre continue à emprunter pour armer les forces militaires contre le soulèvement d'Entre Rios et à la fin de son gouvernement le dette atteint 14,5 millions de livre. En 1890, le gouvernement Juarez Celman est en cessation de paiement de la dette envers la banque Baring. Le successeur de Juarez celman, Carlos Pellegrini renégocie la dette qui,avec les intérêts cumulés atteint 78 millions de livres sous le gouvernement de Saenz Peña, puis 120 millions sous le gouvernement ultra libéral de Manuel Quintana Entre temps la France est devenue pays préteur.

Selon l'analyse de Norberto Galasso, les grands bonds de la dette se produisent sous les gouvernements de droite libre-échangistes, tandis que la dette se contracte sous les gouvernements d'expression populaire Ainsi, le gouvernement Yrigoyen réussit vers 1915 à diminuer la dette de 100 millions de livres (il est aidé en cela par le fait que la première guerre mondiale a mis un frein aux importations de l'Argentine).

De même le premier gouvernement Peron dans les années 40 rembourse (en dollars) le solde de la dette.

C'est à partir du gouvernement Aramburu avec le ministre Krieger Vasena, qui à la fin des années 50 a adhéré au FMI. C'est l'époque où les États-Unis remplacent l'Angleterre comme principal créancier de l'Argentine et la dette commence s'enfler (il faut noter que Krieger Vasena est devenu ensuite dirigeant de la multinationale nord-américaine Daitec International puis fonctionnaire du FMI). Au moment du coup d'État de 1976, la dette atteint 5 300 millions de dollars et elle passe rapidement à 30 000 millions de dollars. "les emprunts étaient en théorie destinés aux entreprises publiques mais en pratique ils servaient à équiper les forces de répression".

Galasso rappelle un facteur qui a eu une forte incidence dans le gonflement de la dette c'est le grand excédent de liquidité financière des États-Unis du fait des dépots financiers des pétrodollars à partir de 1973, cherchant à se placer. L'excédant de liquidité et la faiblesse des taux d'intérêts ont constitué une incitation au placement, autant que la garantie offerte par une dictature de droite.

En 1982 au terme officiel de la dictature, la dette atteignait 45 Milliards de dollars.

C'est alors que fut conçue par le célèbre Domingo Cavallo, l'étatisation de la dette privée. Les grandes entreprises bénéficiaires des gros emprunts ; Citibank, Banco ganadero,Acindar, Cellulosa, Bridas etc obtinrent le refinancement à long terme de leur dette à travers la Banque centrale argentine qui leur procurait des dollars au change fixe (en période d'inflation galopante).

En 1992, Carlos Menem adopta le Plan Brady qui acceptait la valeur nominale des titres alors que leur valeur réelle était 5 fois moindre. Menem avait hérité d'Alfonsin une dette externe de 60 milliards de dollars et, à la fin de son mandat elle atteignait 122 milliards.

Le mérite de cet ouvrage historique est d'établir des constantes dans les mécanismes d'endettement des pays périphériques sous la dépendance économique et politiques des puissances centrales du capitalisme. D'abord tombée au XIXème siècle sous la dépendance de l'Angleterre qui avait favorisé son arrachement à l'Espagne, l'Amérique Latine est passée sous la domination des États-Unis. On observe dès l'origine une contradiction entre le principe de l'endettement justifié en terme de développement des infrastructures, et la réalité des modalités de sa mise en ouvre. D'un côté le bien public réduit à l'état d'image et de l'autre la réalité des affairistes nationaux et internationaux. L'investissement commandé à chaque fois à partir des disponibilités des États centraux et des niveaux de profit escomptés.

Au XIXème siècle la Banque Baring au XXème la Citibank (avec le FMI) définissent les orientations et les taux d'investissement ; de même les modes de renégociation des titres. En somme, la perpétuation de la dette. La perpétuation de la dette est nécessaire à la pression politique des pays centraux. La dette permet d'exiger le développement des exportations destinées au remboursement de la dette. La dette permet aussi d'exiger l'ouverture économique et les traités de libre échange qui ouvrent aux transnationales du Nord l'espace économique du Sud.

Cette perspective historique met en évidence le rôle des personnes et des classes sociales dont les intérêts sont liés aux affairistes des pays centraux détenteurs de capitaux; ce rôle donne généralement priorité aux intérêts des compagnies étrangères sur les intérêts des populations locales. On ne peut s'empêcher de faire un paralléllisme entre les alliés latino américains de la Banque Baring au XIXème siècle et les agents locaux de la Banque mondiale. L'ouvrage de Galasso devrait servir de pièce à l'accusation du tribunal qui jugera un jour ceux qui ont plongé des peuples du Sud de la planète dans un nouveau servage puisque sur eux et sur leurs descendants pèse l'obligation d'avoir à rembourser une dette contractée illégitimement par leurs dirigeants politiques.

Denise Mendez