accueil trOps

http://forums.transnationale.org/

27 janvier 2003
L'art et la manière de convertir une dette en pactole
 

S'ils l'ont vue venir, les responsables des politiques monétaires n'ont pas su éviter la crise financière. Comme l'ont fait parfois certains militaires, vont-ils maintenant se battre avec les armes de la précédente guerre?

Le tiers-monde fournit au Nord de plus en plus de capitaux. La méthode qui consiste à convertir sa dette en prises de participation par des investisseurs présente de lourds inconvénients. Exprimant librement son point de vue non conformiste, Jean Gimpel parle de crise des innovations (voir page 14). Pis encore, nous assistons à une régression vers les pratiques magiques dont Ignacio Ramonet a détecté le retour en force (voir page 14).

Il s'agit bien d'une crise de la pensée, d'une crise de civilisation et de culture, qu'il importe de surmonter pour se donner une chance de ne pas se laisser engloutir dans une crise économique sans issue.

LE grand craquement du 19 octobre 1987 a encore rajouté aux dramatiques difficultés d'un tiers-monde déjà appauvri et frustré. Les piliers du système financier et commercial ont été, sinon ébranlés, du moins sérieusement endommagés. Les palabres des responsables des banques centrales ne pourront prévenir, en 1988, l'aggravation de la situation économique, voire politique, dans le monde entier. Déjà, la dette du tiers-monde - plus de 1 000 milliards de dollars - joue un rôle essentiel dans l'ébranlement des fondations du système.

Au cours des mois à venir, le krach d'octobre affectera l'endettement des pays du tiers-monde, mais aussi leurs flux d'exportations et le niveau global de leur production. Les exportations de produits de base, exprimées en dollars, accusent de lourdes chutes bénéficiant aux économies capitalistes développés en aggravant les termes de l'échange et le niveau d'endettement des pays en voie de développement.

En 1985 et 1986, l'Amérique latine, l'Afrique et le Proche-Orient ont vu la valeur en dollars de leurs exportations décliner de 12 % à 20 %. En 1986, la valeur en dollars des importations de marchandises de quinze pays lourdement endettés était de plus de 40 % inférieure au niveau de 1981 (1). Selon tous les indicateurs, la situation ne cessera de s'aggraver en 1988.

Mais le tableau apparaît bien plus sombre si l'on ne se contente pas de l'analyser à partir des versions officielles sur la détermination des prix des matières premières. Voilà quelques années déjà, des experts de la CNUCED ont montré que la politique des prix entre le "centre" et la "périphérie" était aux mains d'une poignée de sociétés à vocations multiples; de trois à six d'entre elles (selon les produits) contrôlent de 80 à 85 % du marché du cuivre, de 90 à 95 % de celui du minerai de fer, 80 % de celui du coton, du blé, du maïs, du cacao, du café et des pamplemousses, de 70 % à 75 % du marché de la banane, 60 % de celui du sucre. Ces géants occupent une position idéale pour jouer un pays contre l'autre. Ils peuvent, de la sorte, extorquer de forts rabais qui apparaissent rarement dans les bilans officiels.

Autre facteur tout aussi négatif: les programmes d'aide à l'agriculture et la panoplie des mesures protectionnistes mises en place par les Etats-Unis, la CEE et le Japon et dont le coût dépasse les 120 milliards de dollars. Aux Etats-Unis notamment, et depuis le début de la présidence de M. Reagan, les aides à l'agriculture ont été multipliées par six, passant de 4 milliards en 1981 à plus de 25 milliards à la fin de 1985. Dans ce domaine au moins, la "magie" du marché ne joue guère (2)... Cette tendance est renforcée par les bonds en avant des rendements agricoles en céréales et la surproduction qui en résulte. Les rendements mondiaux des céréales ont crû de 24 % entre 1975 et 1985, et ils avaient déjà augmenté de 31 % pendant les dix années précédentes.

Une nouvelle colonisation

A LA fin de 1986, la dette du tiers-monde, qui dépassait les 1 000 milliards de dollars, représentait la moitié des exportations de ces pays et croissait beaucoup plus vite. Ce n'est pas le montant absolu de la dette qui est monstrueux, mais son taux de croissance: 9,5% (de 1980 à 1986) pour la dette totale, et 6,5 % pour le service de la dette. Les sommes que les pays du tiers-monde ne parviennent pas à payer aux banquiers (remboursement et intérêts) s'ajoutent aux dettes cumulées.

En 1980, le service de la dette absorbait plus des neuf dixièmes des exportations de matières premières. A la fin de 1986, il équivalait à 136 % de ces exportations - un fossé comblé en partie seulement par les ventes de produits et de services et des reports de remboursements de la dette. D'où, dans la quasi-totalité des cas, de sévères chutes du revenu national disponible.

Le déficit des paiements courants des pays pauvres est passé de 23 milliards de dollars en 1985 à 49 milliards en 1986. Le pouvoir d'achat de leurs exportations a baissé de 40 %, soit une dégradation de plus de 45 % des termes de l'échange, dont seule une fraction a été effacée par une augmentation de 9,5 % du volume des exportations (3). Autre facteur défavorable pour l'avenir du tiers-monde: les investissements dans les pays lourdement endettés ont baissé de 24,5 % du PNB à moins de 17 % en 1986(4).

Pour tenter de conserver leur pouvoir d'achat, ces pays ont mis sur le marché des quantités de plus en plus importantes de matières premières à des prix de plus en plus bas. Un phénomène qui a contribué à une élimination quasi totale de l'inflation dans les pays développés.

En 1986, le monde ne manquait pas de liquidités. Les marchés financiers internationaux étaient au plus haut, comme l'étaient les fantastiques bénéfices des banques. Et pourtant, l'état réel du tiers-monde fut ignoré. Les nouveaux financements obtenus de la part des créditeurs privés tombèrent de 11 milliards en 1985 à 4 milliards de dollars en 1986 (5). Encore cette somme représentait-elle seulement des crédits non bancaires à court terme. Il est plus pertinent de noter que les nouveaux prêts accordés au tiers-monde par les banques rendant compte à la Banque des règlements internationaux cessèrent pratiquement en 1986, atteignant la somme dérisoire de 3 milliards de dollars. Et tout indique que la situation ira en empirant.

En revanche, il ne sera pas mis fin au transfert des ressources des pays pauvres vers les pays riches.

Le niveau de la dette du tiers-monde devient, dans ces conditions, insupportable. Il n'est donc pas surprenant que des voix s'élèvent pour dire que le non-remboursement de la dette, complété par la nationalisation des banques du crédit et des assurances sont les seules solutions envisageables.

Les conversions de la dette du tiers-monde en prises de participation par des investisseurs étrangers (debt equity swaps) sont considérées par les banques internationales, sinon comme un palliatif du moins comme un moyen d'alléger le poids de l'endettement. Corollaire politique de cette pratique: une pleine et entière adhésion aux programmes d'austérité du FMI, la déréglementation des marchés financiers, la privatisation des industries et des secteurs-clés du patrimoine national. Elle présuppose évidemment que les sorties de dividendes et de bénéfices ne soient pas entravées.

Selon le FMI, la Banque mondiale et les multinationales, la conversion de la dette en prises de participation augmente les investissements et permet des augmentations de capitaux dans le secteur privé. Mais cette conversion signifie un achat de devises au rabais (l'intermédiaire touchant sa commission) et la possibilité pour les multinationales d'obtenir - dans le cas du Chili, - par exemple, des pesos avec une réduction de 35 à 40 %.

L'exemple latino-américain est instructif à cet égard: les spéculateurs ayant fait sortir des capitaux font rentrer leur argent, le transforment en pesos ensuite échangés au marché noir contre des dollars. Quant aux multinationales, elles n'utilisent pas, en dépit de leurs affirmations, ces opérations de conversion pour alléger le poids de la dette du tiers monde; elles entendent d'abord minorer leurs propres risques et se sortir d'une situation dangereuse. Cela peut être obtenu en dégageant des rabais de plus en plus forts sur la dette convertie. Les conversions de la dette n'ont pas pour but d'injecter de nouveaux capitaux dans les pays concernés; elles visent à s'approprier des industries nationales à bas prix. Il s'agit en fait, sous couvert d'un allégement de la dette, d'une politique de colonisation (6).

Ces opérations ont par ailleurs des implications néfastes dans la mesure où elles relancent les tendances inflationnistes, font grimper les taux d'intérêt et augmentent la masse monétaire en circulation (7).

De plus, comme les porte-parole des multinationales le reconnaissent, les difficultés augmenteront encore pour les pouvoirs publics endettés s'ils doivent emprunter en monnaie locale à un taux supérieur à celui utilisé pour assurer le service de la dette étrangère (8). Ainsi, les opérations de conversion de la dette n'ont pas seulement un effet déstabilisateur et inflationniste; elles constituent aussi un facteur d'aggravation de l'endettement du tiers-monde dans la mesure où elles s'effectuent à des taux de change préférentiels.

Les banques internationales savent que l'existence de régimes répressifs conditionne la bonne marche de telles pratiques. Le Chili en est un exemple. Pour cette raison, ces transactions sont politiquement inacceptables pour la majorité des peuples du tiers-monde. De plus, elles sont inadaptées à la situation, tant est lourde la dette globale. Elles représentaient en effet, à la fin 1986, 6 milliards de dollars, soit 2,5 % de la dette bancaire des pays les plus débiteurs qui devaient alors 267 milliards de dollars. Mais ces chiffres sont eux-mêmes trompeurs, car les pays faisant partie de ce que la Morgan Guaranty appelle le "programme actif" (active program) ne représentent que 3 milliards de dollars (9); ceux qui font partie des "programmes en préparation mais non encore actifs" comptent pour 0,5 milliard (10); la catégorie de pays "encore en négociations" représente 2,5 milliards de dollars (11). Il est certain que, comme au Chili, ces opérations permettront aux spéculateurs, agents de change et banquiers de réaliser de gros bénéfices. Elles sont cependant négligeables par rapport au défi global que constitue la dette du tiers-monde.
(Frédéric Clairmont, Le Monde Diplomatique, Décembre 1987)

Notes:

(1) Rapport du GATT, Genève, 25 septembre 1987.

(2) M. Marcos Espanol, ministre équatorien de l'agriculture, déclarait: "Les pays industrialisés doivent prendre en considération plus sérieusement qu'ils ne font la philosophie du marché telle qu'ils la prêchent. Les pays qui nous conseillent d'éliminer les aides, de réduire l'intervention gouvernementale et de libéraliser nos économies n'appliquent pas ces principes chez eux." (Financial Times, 25 septembre 1987.)

(3) Statistiques de la Banque des règlements internationaux.

(4) FMI, World Economic Outlook, avril 1987.

(5) BRI, Cinquante-septième Rapport annuel, juin 1987.

(6) Qu'un pays lourdement endetté tente de protéger une industrie nationale de pointe et il risque de subir des représailles. Ainsi, le 13 novembre 1987, les Etats-Unis'imposaient les exportations brésiliennes à hauteur de 105 millions de dollars, Brasilia ayant décidé de limiter les importations d'ordinateurs américains.

(7) L'inflation moyenne, pour neuf pays d'Amérique latine représentant 90 % du produit national de la région et 85 % de sa population, est supérieure à 100 %.

(8) Comme le reconnaît le Morgan Guaranty Trust.

(9) Chili, 1,9 milliard; Mexique, 0,9 milliard; Philippines, 0,9 milliard; Equateur, 0,9 milliard.

(10) Argentine, 0,5 milliard.

(11) Brésil, 2,5 milliards.