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Le 27 janvier 2003 240 milliards de dollars, et sans intérêts... Comment le tiers-monde finance les pays riches Les profits que réalisent dans le tiers-monde les grandes banques commerciales ont triplé en dix ans (de 1973 à 1982). Là réside, en partie, l'explication de la "crise de l'endettement". Or si l'on ajoute à ces profits les fuites de capitaux et les facilités accordées aux investissements, on s'aperçoit que, contre toute idée reçue, le tiers-monde est finalement devenu un exportateur net de capitaux vers les pays du Nord. Mais qui donc, hormis les banquiers, prend la peine d'analyser le langage des chiffres? Quand on évoque la situation économique dramatique dans laquelle se trouvent de nombreux pays en voie de développement, il est un événement qui, malgré ses conséquences directes, retient rarement l'attention: après quatre ans de déficits croissants de leur compte courant (épongés par l'épargne des pays riches et des pays pauvres, par le biais de taux d'intérêt élevés), les Etats-Unis sont devenus le premier pays débiteur, avec une dette extérieure d'environ 120 milliards de dollars à la fin de 1985. Au bout du chemin, c'est la perspective de la banqueroute (1). Pour 1985, il existe des écarts sensibles dans l'estimation de la dette du tiers-monde: 800 milliards de dollars, selon le Fonds monétaire international (FMI); 950, selon la Banque mondiale (2). Ces variations sont dues à des différences de méthodes de classification, de définition de la dette et de ses origines, à l'inégale fiabilité des systèmes de mesure des flux de capitaux d'un Etat à un autre, et à l'absence, dans plusieurs pays, de pratiques comptables normalisées et rigoureuses. Ces deux montants pourraient donc bien être largement inférieurs à la réalité. L'endettement global du tiers-monde s'est accru de manière vertigineuse dans les cinq dernières années, passant de 500 milliards de dollars en 1980 à 800 milliards en 1985 (3). Si l'on se réfère aux trois principales zones géographiques du tiers-monde, c'est l'Amérique latine qui arrive en tête, avec 368 milliards de dollars (46 %), suivie de l'Asie (304 milliards) et de l'Afrique (129 milliards). La dette africaine ne représente que 16 % du total, mais son service est d'un poids écrasant par rapport au produit national brut de la plupart des pays africains (4). D'autant que leurs économies sont plus fragiles et plus vulnérables à la chute des prix des matières premières (5) et que le continent a souffert, ces dernières années, de catastrophes naturelles de grande ampleur. Une telle crise n'est nullement fortuite pour qui se donne la peine de calculer les impératifs mathématiques de tout processus d'endettement et d'analyser le rôle que joue le circuit bancaire transnational dans le dispositif global de prêt. Les coffres de ces grandes institutions de crédit, comme l'a rappelé le président mexicain, M. Miguel de La Madrid, "regorgeaient de liquidités qu'elles ne pouvaient pas absorber et qu'elles avaient besoin de recycler (6)". Ce qu'elles firent avec des taux de profit exceptionnellement élevés. De 1973 à 1982, les capitaux des banques transnationales affluèrent dans le tiers-monde, comme en témoignent les comptes des sept principales banques américaines (voir le tableau I). Les profits réalisés sur leurs opérations à l'étranger, et plus particulièrement dans le tiers-monde, firent un véritable bond: ils représentaient 25 % du total des bénéfices en 1970, 55 % en 1980 et 60 % en 1982, battant tous les records. Une logique mathématique suicidaire UN modèle mathématique rudimentaire, élaboré à des fins pédagogiques, met en lumière la dynamique suicidaire de l'endettement (voir le tableau II). Ce modèle a été établi à partir de trois paramètres: un pays obtient, disons, 1 000 dollars de prêts par an sur une décennie; les prêts doivent être remboursés sur une période de vingt ans et le taux d'intérêt est de 10 %. La logique du modèle révèle l'un des résultats dévastateurs de l'emprunt: la somme qui reste disponible chaque année, une fois défalqué le service de la dette, va en diminuant, jusqu'au moment - la huitième année - où le service (1 060 dollars) est plus élevé que le nouveau prêt. Arrivé à ce stade, le débiteur doit rechercher de nouveaux financements ou des refinancements, uniquement pour honorer le service de ses dettes antérieures. Dans le monde bien réel du sous-développement et de la dette, cette logique fait des ravages encore plus accablants que ne le suggèrent les chiffres et enraye tout processus de développement interne: depuis 1979, les plus importants débiteurs ont consacré de 70 à 80 % du montant de leurs nouveaux emprunts au paiement des intérêts de leurs dettes antérieures (7). Ce gigantesque transfert des ressources de la périphérie vers les principales métropoles capitalistes a eu une traduction spectaculaire: en 1981, et pour la première fois dans l'histoire de l'après-guerre, les pays du tiers-monde sont devenus des exportateurs nets de capitaux. De 1981 à 1985, ce flux a été multiplié en moyenne par 10, passant de 7 milliards de dollars à 74 milliards (voir le tableau III). Pour l'Amérique latine, il s'est trouvé multiplié par 85 (de 0,2 milliard de dollars à 42,4 milliards); en Afrique, il est passé de 5,3 à 21,5 milliards et en Asie de 1,7 à 9,7 milliards. A ces flux s'ajoutent le rapatriement des bénéfices des sociétés multinationales et la fuite des capitaux, sans parler des revenus pétroliers du Proche-Orient: soit, au total, aux environs de 230 à 240 milliards de dollars - quatre fois plus que les crédits du plan Marshall. Contrairement à ces derniers, qui furent remboursés aux Etats-Unis en leur payant des intérêts, cette contribution apportée par les pays pauvres aux pays riches ne fera l'objet d'aucune rétribution... Cette asymétrie s'aggrave encore quand on voit où vont les prêts des banques internationales qui, en 1985, ont atteint un sommet de 216 milliards de dollars (une augmentation de 21 % par rapport à 1984). Les économies du centre, comme d'habitude, en ont absorbé la quasi-totalité (194 milliards, contre 119 en 1984), les pays du tiers-monde ne recevant que 3 milliards (contre 14 en 1984). Somme dérisoire, qui représente tout juste 2 % du paiement global de leurs intérêts (. Cette même année 1985, une firme comme Hitachi, au Japon, consacrait l milliard de dollars à son seul budget de recherche et de développement... A partir de l'automne 1979, les taux d'intérêt américains se sont mis à doubler en moins de dix-huit mois, alors que le modèle arithmétique utilisé plus haut est basé sur des taux constants. Cette escalade, conséquence de la politique monétaire américaine, a encore ajouté des milliards de dollars au service de la dette des Etats de la périphérie. Ce n'est pas tout. Alors que notre modèle table sur un niveau constant des nouveaux emprunts, les banques transnationales ont commencé, à partir de 1981, à effectuer des coupes claires dans leurs prêts. Elles avaient en effet pressenti qu'une périphérie en voie d'appauvrissement ne serait jamais en mesure de rembourser les intérêts de sa dette, et encore moins son principal. Un autre facteur rend la réalité encore plus angoissante que le modèle: dans la mesure où les pays du tiers-monde prennent du retard dans le paiement de leurs intérêts et de leur principal, les sommes qu'ils ne remboursent pas s'ajoutent à leur endettement cumulé. La machine infernale est en route. Sous cet éclairage, l'appauvrissement du tiers-monde prend sa véritable dimension: de 1981 à 1985, le paiement des intérêts et des amortissements est passé de 78 milliards de dollars à 114 milliards de dollars. Mais, pendant la même période, par exemple, les recettes d'exportation des matières premières (non compris les produits prétroliers) ont chuté de 104 à 87 milliards de dollars (9). Au point que le service de la dette, calculé en pourcentage des recettes d'exportation des matières premières, a augmenté de 75 % en 1980 à 132 % en 1985. La différence de 32 % a été comblée par l'exportation de produits manufacturés, par les revenus des services et, bien sûr, par de nouveaux prêts ou accords de refinancement (voir le tableau III). Les mécanismes aspirants des circuits bancaires LA fuite des capitaux est une calamité supplémentaire pour les pays de la périphérie, qu'il devient de plus en plus difficile de qualifier de "pays en voie de développement (10)". Selon la Morgan Guaranty Trust Compagny, plus de 200 milliards de dollars ont fui les dix-huit principaux pays débiteurs du monde au cours de la décennie écoulée, et le chiffre est singulièrement sous-estimé. Cette hémorragie, facilitée par les mécanismes aspirants du circuit bancaire transnational, n'a pas servi, de toute évidence, à financer des projets de développement dans le tiers-monde, ni à assurer le service de la dette. La plupart de ces fonds ont été dilapidés dans des opérations spéculatives, en particulier sur les marchés à terme des matières premières. On a ainsi assisté à un transfert de ressources, historiquement sans précédent, des pays pauvres vers les pays riches qui, outre qu'il reste moralement rétrograde, débouche à court terme sur une impasse. Commentant la fuite des capitaux d'Amérique latine (qui, de 1983 à 1985, a atteint 105 milliards de dollars alors que, dans le même temps, le sous-continent obtenait 18 milliards sous forme de nouveaux prêts et d'investissements), M. Miguel de La Madrid s'exprimait en des termes applicables à tout le tiers-monde: "Nous avons atteint la limite du supportable dans ce transfert net de ressources vers le reste du monde, qui viole la logique économique et la plus élémentaire équité (11)." Tout compte fait, il paraît impossible que le principal de la dette du tiers-monde, ou même ses intérêts, soit jamais remboursé. Les délais de paiement supplémentaires et les accords de refinancement ne pourront, tout au plus, que retarder l'échéance. Il n'est d'ailleurs nullement souhaitable que cette dette (principal et intérêt) soit payée: sa répudiation apparaît comme la seule solution rationnelle et moralement acceptable pour le tiers-monde s'il veut prévenir la catastrophe imminente. La configuration de l'actuel endettement international et ses ramifications politiques et sociales sont d'une extrême gravité. Elles risquent non seulement de vider de sens toute relation financière et commerciale entre le centre et la périphérie, mais aussi de mettre à bas tout ce qui reste du système financier et commercial né de la deuxième guerre mondiale. (Frédéric Clairmont, John Cavanagh, Le Monde Diplomatique, Septembre 1986) Notes: (1) The Economist du 31 mai 1986 rappelait que, si le déficit commercial était ramené à 30 milliards de dollars en 1990, la dette extérieure des Etats-Unis s'élèverait néanmoins à plus de 500 milliards à la fin de la décennie et mettrait en péril le système financier international. (2) Le chiffre de 950 milliards inclut les pays du tiers-monde qui ne présentent pas leurs comptes selon les normes du Debtor Reporting System (DRS). (3) On se fondera ici sur les estimations basses du FMI car elles fournissent les chiffres par pays et par continent, à la fois pour la dette à court terme et pour celle à long terme. (4) Cf. le dossier "Le fardeau de la dette africaine", Le Monde Diplomatique, avril 1986, ainsi que la livraison "Dette et tiers-monde" de la Revue française de finances publiques, n° 12, Paris, 1985. (5) La fraction du montant de leurs exportations de matières premières affecté au service de la dette est passée de 75,9 % en 1980 à 100,5 % en 1984. (6) Cité dans "Latin America: Mexican President Calls for Economic Restructuring", Special United Nations Service (SUNS), 25 avril 1986. (7) Cf. IMF Survey, 30 juin 1986. ( La raréfaction des prêts commerciaux a accompagné en 1985, et pour la quatrième année consécutive, la chute des flux de ressources vers la périphérie. Cf. OCDE, Financial Resources for Developing Countries: 1985 und Recent Trends, Paris, 1986. Cf. également Charles Schumer et Alfred Watkins. "Faustian Finance", The New Republic, 11 mars 1985. (9) Estimation du secrétariat de la CNUCED. Les matières premières, dans ces calculs, représentent la somme des productions agricoles primaires et des produits minéraux. (10) La fuite des capitaux est définie par la Morgan Guaranty comme "l'acquisition, déclarée ou non, d'actifs étrangers par le secteur privé non bancaire et par certains éléments du secteur public" (Cf. Morgan Guaranty, World Financial Markets, mars 1986, pages 13 à 15.) (11) Cité dans SUNS, op. cit. A ce propos. on rappellera que l'Amérique latine doit exporter 25 % de plus de biens qu'en 1970 pour obtenir les mêmes recettes d'exportation. |